Ambassadeur légendaire de la langue française Charles Aznavour continue de promouvoir les liens entre les pays francophones
Entretien par Achren Verdian
A 94 ans, l’iconique Charles Aznavour est plus que jamais “en haut de l’affiche”. L’un des chanteurs-compositeurs-interprètes les plus admirés de la planète, parolier de génie mais qui s’est aussi illustré en tant qu’acteur et diplomate, continue de charmer les foules par sa voix, aussi légendaire qu’inépuisable. Avec plus de 1200 chansons à son compteur enregistrées dans 8 langues, une carrière de plus de 80 ans, 180 millions de disques vendus à travers le monde, le plus célèbre enfant d’Arménie, qui se dit “100% français, 100% arménien”, a accumulé les récompenses et les distinctions durant sa vie. Il a chanté devant les peuples comme devant les rois et les présidents, mais s’est aussi engagé dans l’humanitaire, notamment après le tremblement de terre de 1988 en Arménie. En 2009, Yerevan le nomme ambassadeur en Suisse, et représentant permanent auprès des Nations-Unies à Genève. Il est cette année l’un des grands visages du XVIIème sommet de la Francophonie à Yerevan. Il s’est entretenu avec UGAB Magazine, depuis sa résidence du Sud de la France.
Q. Monsieur Aznavour, pendant 70 ans d’une carrière très riche et éclectique qui vous a rendu célèbre à travers le monde, vous avez enregistré plus de 1 200 chansons dans 8 langues différentes, et pourtant la langue française, que vous maniez sans pareil est, on le sait, unique à vos yeux, dans quelle mesure ?
R. Non, je me produis sur scène depuis 85 ans (rires) ! Mon parler à moi c’est celui des pavés parisiens. Je suis l’enfant de mes lectures de Jean de la Fontaine à Victor Hugo, suivis de tous les écrivains que j’ai eus le plaisir de lire et qui ont construit mon vocabulaire.
J’ai retenu les mots usuels que le commun des Français connaît et utilise, « tu t’laisses aller », « il faut savoir », « hier encore », « et pourtant », « désormais », etc.. C’est ce qui distingue mon œuvre. Je ne suis pas un intellectuel mais un artisan ! Et j’en suis fier. Je peux passer des jours pour trouver le bon mot dans une chanson. J’écris, je rature, je déchire et je recommence jusqu’à ce que je sois satisfait.
Q. Certaines de vos chansons, à commencer par le titre-culte « La Bohême », ont été adaptées dans d’autres langues ; pensez-vous que la subtilité et la profondeur de la langue française souffrent la traduction ?
R. J’ai collaboré avec des traducteurs de grand talent comme Herbert Kretzmer, Dee Shipman, Stellman, Rafael De León, Calabrese… qui ont su être à mon écoute. Ayant travaillé dans une grande proximité avec eux, j’ai réussi à faire connaître mes chansons françaises aux oreilles étrangères.
Q. On vous désigne souvent comme « l’Ambassadeur de la chanson française à travers le monde » ; qu’est-ce qui dans vos textes, dans les thèmes que vous avez choisis, a selon vous touché le public de manière universelle ?
R J’écris mes chansons comme on les écrirait dans la rue et n’ai jamais eu peur des mots, de bousculer mon public et d’aborder des sujets qui n’avaient jamais été abordés. Je m’inspire de la vie autour de moi et de tous les faits de société.
Q. À l’international, on associe souvent la « chanson française » au romantisme et à la séduction, n’est-ce pas réducteur ?
R. En effet, les œuvres des artistes sont souvent méconnues.
Q. Quelles sont parmi vos chansons, celles que vous prenez le plus de plaisir à interpréter ?
R. Mes chansons sont comme mes enfants, je les aime toutes autant et je ne fais pas de préférences.
Q. Quelles sont les chansons ou les artistes francophones qui selon vous resteront à jamais dans la postérité et pourquoi ?
R. Dans le monde ou en France ? En ce qui concerne les artistes d’aujourd’hui je ne sais pas, c’est l’histoire seule qui le dira. En France le répertoire de certains de nos artistes a malheureusement disparu mais je pense que Piaf et Trénet feront toujours partie du patrimoine français dans le monde.
Q. Vous êtes sans conteste l’artiste francophone (et d’origine arménienne) le plus célèbre et le plus populaire à l’international ; riche de cette double-identité, vous avez naturellement été choisi pour vous produire le 11 octobre prochain à Erevan à l’occasion du Sommet de la Francophonie, c’est pour vous source de fierté?
R. Je dis souvent que je suis comme le café au lait, une fois mélangé vous ne pouvez plus le séparer. Je suis fier de mes deux identités et de pouvoir participer à cet événement qui vise à les rapprocher.
Q. Pouvez-vous nous dévoiler quelques titres que l’on pourra entendre lors de votre concert de gala du 11 octobre ?
R. Oh que non ! Je choisis toujours mes titres à la dernière minute, parfois j’en change un juste avant de monter sur scène.
Q. Quelles sont les chansons de votre répertoire qui selon vous incarnent le plus, par la mélodie et par les textes, l’âme et la richesse de la chanson francophone ?
R. Aucune et toutes à la fois. C’est l’ensemble de l’œuvre qui est important.
Q. L’Arménie accueille pour la première fois ce sommet, sans doute le plus grand évènement international jamais organisé dans l’histoire du pays ; c’est un beau signal envoyé au pays et à sa population ?
R. L’Arménie le mérite et à plusieurs titres. Les liens historiques et affectifs sont très forts entre la France et l’Arménie. Nous devons veiller à ce qu’ils subsistent et grandissent.
Q. Les relations entre la France et l’Arménie remontent à l’époque médiévale ; une relation qui s’est enracinée encore davantage au gré des vicissitudes de l’histoire, notamment lors du génocide arménien, la France ayant accueilli nombre de rescapés; elle a depuis reconnu officiellement le génocide et n’a pas eu peur de compromettre ses relations avec la Turquie; quel regard portez-vous aujourd’hui sur les relations entre la France et l’Arménie?
R. Je me suis toujours investi et engagé pour soutenir les relations entre la France et l’Arménie et je continuerai de le faire au prochain Sommet de la Francophonie à Erevan.
La langue française doit être la troisième langue en Arménie pour préserver ces liens. Ce sera un apport extraordinaire pour le développement artistique de la jeunesse.
PS : Il ne faut pas oublier cette coïncidence extraordinaire. Nous avons tout de même eu des rois en Arménie venant de France et répondant au nom de Lusignan.
Q. Au fil de votre carrière, quel impact votre identité et vos racines arméniennes ont-elles eu sur votre travail, votre sensibilité et les choix qui ont été les vôtres ? Diriez-vous qu’elles ont apporté un supplément d’âme et une émotion particulière aux textes de vos chansons ?
R. Mes parents tous deux artistes nous ont très tôt appris à aimer les arts : musique, théâtre, danse et chant. Ma sœur et moi, nous nous sommes éveillés au son des chansons arméniennes, très vite suivies par tout ce qui est poétiquement et musicalement arménien.
Q. Vous êtes considéré comme un « héros national » en Arménie ; vous êtes par ailleurs ambassadeur du pays auprès de la Suisse et des Nations-Unies à Genève; une reconnaissance liée à votre engagement sans faille auprès du peuple arménien lors de ses pages les plus sombres, notamment lors du tremblement de terre de 1988. Cela a été pour vous une évidence de mettre votre notoriété au service de l’Arménie et du peuple arménien ?
R Oui, ce fut une évidence pour moi, je ne me suis pas posé de question. Lorsque j’ai vu le terrible tremblement de terre en 1988, c’est à ce moment que je me suis senti le plus arménien, avant c’est vrai que je n’étais qu’un petit Parisien.
Q. Vous avez récemment pris publiquement position lors de la « révolution de velours » pour saluer l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle équipe en Arménie, dont l’objectif affiché est de tourner la page d’années de corruption et d’exercice non-démocratique du pouvoir; vous pensez qu’il s’agit d’un moment historique en ce moment pour l’Arménie ?
R. C’est un moment historique, un tournant et peut-être même un modèle pour ses voisins. Je souhaite pouvoir bientôt aller sur place pour me rendre compte des changements que le nouveau gouvernement souhaite implémenter pour améliorer la vie des Arméniens et le futur du pays.
Q. Vous avez récemment créé la Fondation Aznavour. Quels sont ses objectifs, son champ d’action, ses ambitions ?
R. J’ai créé la Fondation Aznavour en Arménie avec mon fils Nicolas afin de poursuivre nos projets sociaux et culturels en Arménie. Mon ambition est de d’ouvrir un centre culturel en agrandissant la « Maison Charles Aznavour » qui se trouve en haut des cascades à Erevan. Le Centre Aznavour sera un lieu de culture et d’amitié franco-arménienne destiné à la jeunesse. Il y aura une partie muséale, un studio d’enregistrement, des salles de cours et une salle de concert. Ce sera un lieu très vivant d’échanges culturels qui va inspirer la jeunesse et lui donner les moyens de réaliser ses rêves.
Je pense que tous les Arméniens comprennent l’intérêt de ce projet et je les invite à me rejoindre mais je compte également sur le soutien du gouvernement français !
Q. Vous venez de souffler vos 94 bougies, on sait que la retraite n’est et ne sera jamais à l’ordre du jour ; quels sont les projets sur lesquels vous travaillez en ce moment et que peut-on vous souhaiter à présent ?
R. Je vais continuer à me produire sur scène « tant que mon cœur battra » ça je l’ai écrit ! (rires).